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Rapatrier les dimensions familiales des patrimoines autochtones

Carole Delamour (CIÉRA, Université du Québec à Montréal)

Quelle est l’importance des dimensions familiales et territoriales dans la constitution des patrimoines autochtones ? Telle est la question à laquelle tend à répondre mon projet de recherche postdoctoral.

Celui-ci fait suite à ma thèse de doctorat, intitulée « “S’il faut rapatrier tout ce qui est sacré, c’est la terre qui va venir à nous”. Le processus de rapatriement des objets culturels et sacrés des Ilnuatsh de Mashteuiatsh, au Québec ».Cette thèse fut la première étude approfondie d’un processus de rapatriement d’objets autochtones au Québec : celui mené par les Ilnuatsh de Mashteuiatsh, au Québec, auprès du National Museum of the American Indian (NMAI), de Washington, DC.

Au Canada, il n’existe aucune loi fédérale qui encadre le rapatriement. Le projet de loi C-391 sur le rapatriement des biens culturels autochtones a été annulé suite a la dissolution du Parlement, en vue des élections fédérales. Actuellement, les communautés doivent se conformer aux lois provinciales, aux politiques muséales ou aux ententes signées entre les Premières Nations et les gouvernements fédéraux et provinciaux. La demande des Ilnuatsh est régie par la politique de rapatriement du NMAI, instaurée par le National Museum of the American Indian Act (NMAIA)de 1989, et c’est en conséquence ce cadre qui a orienté une partie de mes recherches de doctorat.

Favorisant une approche de recherche collaborative, j’ai mené mon enquête de façon à ce qu’elle réponde à la demande des Ilnuatsh : retracer l’histoire de vie des objets ilnus conservés au NMAI et produire une étude qui puisse participer à leur demande de rapatriement. Avec les Ilnuatsh, nous avons retracé la trajectoire de vie de trois types d’objets conservés au NMAI : deux nimapan (courroies de portage), un mushianiakup (manteau en peau d’orignal) et deux teuehikan (tambours). J’ai ensuite analysé comment les Ilnuatsh se servent des connaissances produites sur les objets du NMAI pour nourrir des formes de justification qui renforcent la reconnaissance de leurs droits et de leurs distinctions culturelles au sein des démarches de rapatriement. Je me suis notamment inspiré de catégories conceptuelles ilnues pour interroger l’applicabilité des catégories définies par la politique de rapatriement du NMAI.

La recherche montre notamment que les savoirs, savoir-faire et savoir-être associés aux objets ilnus diffèrent selon les familles et les territoires ancestraux qu’elles occupent. Cette réalité est associée à la complexité des affiliations identitaires des familles qui possèdent des attaches territoriales distinctives. Ces analyses rejoignent les discussions anthropologiques du caractère fondamentalement structurant de la famille dans l’organisation sociale et la transmission des territoires (Speck 1915, 1927, Leacock 1954, 1986) et elles soulèvent aujourd’hui de nouveaux enjeux quant à la revendication des patrimoines autochtones. Mes recherches établissent en effet que ces dimensions familiales et territoriales demeurent prégnantes et que leur prise en compte est essentielle pour mieux appréhender les patrimoines matériels et immatériels autochtones au sein des pratiques de conservation, de transmission et de restitution (Delamour et al. 2017). Pour évaluer les demandes de rapatriement, les politiques muséales définissent des catégories – restes humains, objets funéraires, objets sacrés, objets du patrimoine culturel – qui ne sont pas toujours révélatrices de l’importance que les Premières Nations leur accordent. Les patrimoines autochtones sont notamment conçus, au sein des pratiques et des politiques muséales, en termes collectifs et communautaires (UNESCO 1972, 2003, Feest 1995, Smith 2006, Gabriel et Dahl 2008, Tythacott et Arvanitis 2014, Delamour 2017). Dans le cadre de la politique du NMAI, pour revendiquer un objet sous la catégorie des « objets du patrimoine culturel », une communauté doit prouver qu’elle en détenait autrefois un droit de propriété collectif et qu’aucun individu n’avait le droit de l’aliéner. Cette notion de propriété collective n’est cependant pas toujours représentative des biens traditionnellement utilisés dans le cadre d’un mode de vie semi-nomade et familial, comme c’est le cas pour un grand nombre des Premières Nations du Canada.

Pour poursuivre ces réflexions, ma recherche postdoctorale (2019-2021) vise à apporter une plus grande reconnaissance de la diversité des patrimoines matériels et immatériels autochtones, notamment en analysant les spécificités de leurs dimensions familiales et en interrogeant les modalités de leur intégration au sein des pratiques muséales. Cette recherche s’inspire d’une volonté du Musée amérindien de Mashteuiatsh et d’une préoccupation exprimée par certains Ilnuatsh : celle de documenter et mettre en valeur les patrimoines familiaux, matériels et immatériels, toujours présents dans la communauté.

Pour mieux connaître la spécificité de leurs héritages familiaux, nous réunissons plusieurs membres d’une même famille pour inventorier et documenter les objets ainsi que les motifs et patrons décoratifs qu’ils conservent chez eux. Nous prenons en compte les particularités de leurs territoires et de leurs récits de famille et nous recueillons les savoirs, savoir-faire et savoir-être associés. Afin de faciliter la conservation et l’utilisation des informations recueillies, un inventaire numérique (documentation écrite, sonore, vidéo et photo) est créé pour chaque famille. L’inventaire appartient aux familles et sera accessible, si elles le souhaitent, aux organismes culturels et éducatifs de la communauté pour les besoins de leurs propres projets. Le contenu et l’analyse de ces outils numériques pourront être utilisés dans le développement culturel, éducatif et politique de la communauté. Ils faciliteront l’intégration de la diversité familiale des patrimoines ilnus aux pratiques muséales et éducatives et son contenu sera susceptible d’appuyer l’affirmation des spécificités identitaires et culturelles des Ilnuatsh dans le cadre de leurs revendications patrimoniales.

De façon parallèle, nous développons des activités avec l’équipe pédagogique de l’école secondaire de la communauté pour impliquer les jeunes. En collaboration avec certains Ilnuatsh, nous présentons aux étudiants un objet ou des motifs familiaux à partir desquels nous cherchons à stimuler leur intérêt et à favoriser une discussion intergénérationnelle. Ensuite, nous les initierons aux méthodologies de recherche (entrevues, documentation, archives) pour qu’ils interrogent eux-mêmes des membres de leur famille – et d’autres familles – sur un objet ou un motif qu’ils auront choisi (son histoire, sa composition, sa confection, son utilisation etc.). Ils s’en inspireront pour créer un objet à leur image et pour réfléchir à la manière de les exposer. Ces objets feront partie d’une exposition temporaire qui sera développée avec le Musée amérindien de Mashteuiatsh pour mettre en valeur les patrimoines familiaux ilnus documentés tout au long du projet de recherche.

Références

Delamour, Carole. 2017. « S’il faut rapatrier tout ce qui est sacré, c’est la terre qui va venir à nous ». Le processus de rapatriement des objets culturels et sacrés des Ilnuatsh de Mashteuiatsh, au Québec. Thèse de doctorat en anthropologie. Montréal-Paris, Université de Montréal et Muséum national d’histoire naturelle.

Delamour, Carole, Marie Roué, Élise Dubuc et Louise Siméon. 2017. « Tshiheu. Le battement d’ailes d’un passeur culturel et écologique chez les Pekuakamiulnuatsh ». Recherches amérindiennes au Québec 47 (2-3) : 161-173.

Feest, Christian. 1995. « Repatriation: A European view on the question of restitution of Native American artifacts ». European Review of Native American Studies 9 (2): 33-42.

Gabriel, Mille et Jens Dahl (dir.). 2008. UTIMUT: Past heritage–Future partnerships: discussions on repatriation in the 21st century. Copenhague, IWGIA.

Leacock, Eleanor. 1954. « The Montagnais « Hunting Territory » and the Fur Trade ». American Anthropological Association 56 (5) : 1-60.

Leacock, Eleanor. 1986. « The Montagnais-Naskapi of the Labrador Peninsula ». Dans R.B. Morrison et C.R. Wilson (dirs.), Native Peoples : the Canadian Experience : 140-171. Toronto, McLelland et Stewart.

Smith, Laurajane. 2006. The Uses of Heritage. London, Routledge.

Speck, Frank G. 1915. « The Family Hunting Band as the Basis of Algonkian Social Organization ». American Anthropologist 17 (2) : 289-305.

Speck, Frank G. 1927. « Family Hunting Territories of the Lake St. John Montagnais and Neighboring Bands ». Anthropos 22 (3-4) : 387-403.

Tythacott, Louise et Kostas Arvanitis (eds.). 2014. Museums and restitution : New practices, new approaches. Farnham/Burlington, Ashgate Publishing.

UNESCO. 2003. Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Paris, UNESCO.

UNESCO.1972. Convention concernant la protection du patrimoine mondial culturel et naturel. Paris, UNESCO.

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