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Territorialités autochtones : revendications, affirmations et projets de vie

Benoit Éthier (Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue)

Négociations territoriales, affirmations et projets de vie autochtones au Canada

Au sein de leur territoire ancestral, les membres des Premières Nations du Canada négocient la continuité de leurs pratiques, de leur occupation et de leur utilisation des territoires ancestraux auprès des institutions étatiques, des compagnies forestières, minières ou pétrolières et des membres de la société civile allochtone ayant des intérêts sur le territoire. L’ensemble de ces acteurs met en place différents régimes territoriaux qui se superposent et qui s’opposent aussi parfois (Basile 2017, Dussart et Poirier 2017, Poirier 2017, Scott 2004, Thom 2015, 2017, Vincent 2010, 2016, Wyatt 2004). Les nations autochtones doivent dès lors conjuguer leur propre régime foncier avec les régimes et les catégories administratives imposés par les institutions étatiques (Bousquet 2002, Basile 2017, Éthier 2017, Feit 2004, Gélinas 2003, Leroux et al. 2004, Morantz 2002, Poirier 2014, Scott et Morrison 2004).

L’ensemble des transformations territoriales et des politiques coloniales entraînant la sédentarisation des Autochtones depuis la Loi sur les Indiens (1876) a certainement eu des effets sur les modes d’occupation et sur la superficie des territoires ancestraux chez les nations autochtones du Canada (Gélinas 2003, Leroux et al. 2004). Mais plus encore, les transformations territoriales et les politiques coloniales ont eu des répercussions sur d’autres aspects de la territorialité autochtone, notamment dans la « topophilie » autochtone, c’est-à-dire dans les rapports historiques et intimes entretenus par les familles autochtones avec leur territoire d’appartenance, façonné, habité et transmis par leurs ancêtres (Bachelard 1957, Tuan 1974). Il n’empêche que cette relation intime envers les lieux et envers les ancêtresest toujours d’actualité et régulièrement évoquée à l’égard des sites d’occupation ancestrale. Le principe d’ancestralité, lequel s’inscrit dans une ontologie relationnelle, ne peut être esquivé pour bien comprendre les territorialités autochtones et les rapports contemporains aux territoires ancestraux (Éthier et Poirier 2018). Les territoires ancestraux autochtones sont ainsi sujet à des modes et à des pratiques de répartition et de transmission, lesquels s’appuient sur un code coutumier qui a su faire preuve de flexibilité face aux nouvelles contraintes. Encore aujourd’hui, ce code est légitimé et transmis principalement par le biais de la tradition orale (Basile 2017, Ethier 2017, Éthier et Poirier 2018, Leroux 2009, Poirier 2017, Scott 2004, Vincent 2016).

Plusieurs nations autochtones sont engagées dans des démarches d’autodétermination et de revendications territoriales auprès des instances étatiques. Dans cette mobilisation, ces nations tentent de mettre en application leurs propres visions du politique, manières d’êtres-au-monde et aspirations. Pour reprendre le terme de Blaser (2004), ces démarches articulent et présentent des « projets de vie » autochtones fondés sur des rapports particuliers aux territoires forestiers, sur des mémoires, des attentes et des désirs. Ces « projets de vie » se mobilisent concrètement dans les pratiques quotidiennes, les relations aux territoires familiaux, les activités de chasse et dans les mobilisations autochtones autour de la reconnaissance de leurs droits. Pour mieux saisir ces démarches autochtones vers l’autodétermination territoriale, nous mobilisons ici les concepts de « lieux habités » (dwelling places) et de « territorialités enchevêtrées » (entangled territorialities).

Lieux habités et territorialités enchevêtrées

Le concept de dwelling places (« lieux habités ») a été développé par Tim Ingold (2000) et repris par différents anthropologues et géographes dans l’étude des épistémologies et des ontologies spatiales autochtones. Influencés par l’approche phénoménologique, les travaux mobilisant le concept de dwelling places s’intéressent aux relations sociales dynamiques développées par les acteurs (humains et non-humains) dans leurs interactions au sein d’un environnement donné (Ingold 2000, Roth 2009, Thom 2005). Les « lieux habités » se comprennent ici comme l’expression de relations socioécologiques complexes (Ingold 2000) au travers desquelles se structurent les différents systèmes de tenure foncière et les différentes représentations territoriales (Roth 2009). Comme le souligne Roth (2009 :221), l’étude des dwelling places (« lieux habités ») permet une compréhension dynamique et complexe des systèmes de tenure foncière autochtones et allochtones qui interagissent et cohabitent au sein des mêmes territoires.

La territorialité autochtone ne peut être définie de manière homogène et figée. Au contraire, elle se veut dynamique et plurielle, et se décline différemment dépendamment des relations politiques et ontologiques au sein desquelles sont engagés les chasseurs, les familles, les communautés et les nations. Au Canada, les nations autochtones sont impliquées dans différents types de négociations territoriales. Celles, d’une part, auprès des institutions étatiques aux niveaux régional, provincial et fédéral pour la reconnaissance de droits spécifiques ; et celles, d’autre part, auprès de familles de nations autochtones voisines avec lesquelles ils négocient des accès à des territoires de chasse mitoyens. Les familles autochtones négocient également leur occupation et leurs droits territoriaux entre elles et auprès des ancêtres, des animaux (et leurs esprits-maîtres) et d’autres non-humains qui coexistent au sein d’un même univers forestier.

Le concept de « territorialités enchevêtrées » permet de rendre compte non seulement des modes de tenure foncière et de gestion des ressources, mais aussi des savoirs, des valeurs et des principes épistémologiques et ontologiques qui fondent et orientent les relations autochtones aux territoires (Dussart et Poirier 2017, Éthier et Poirier 2018). Il permet, d’autre part, de souligner les dynamiques de rencontres, de tensions et de coexistence entre les mondes, les acteurs et les pratiques autochtones et allochtones, au sein des territoires ancestraux autochtones. Or, de telles dynamiques de coexistence et d’enchevêtrement se déclinent nécessairement sur un mode politique, voire sur un mode d’ontologie politique (Blaser 2013), et prennent différentes formes : ententes et alliances, conflits et incompréhension, négociations et compromis entre Autochtones et Allochtones et leurs institutions respectives. L’étude des territorialités enchevêtrées permet enfin de repenser les relations culturelles en tenant compte des dynamiques de pouvoir et des relations et conflits ontologiques et politiques qui ont lieu au sein de ces territoires dans le contexte contemporain (Éthier et Poirier 2018, Nadasdy 2003, 2012, Thom 2015, 2017).

Références

Bachelard, Gaston. 1957. La poétique de l’espace. Paris, Presses universitaires de France.

Basile, Suzy. 2017. Le rôle et la place des femmes Atikamekw dans la gouvernance du territoire et des ressources naturelles. Thèse de doctorat en Sciences de l’environnement, Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue.

Blaser, Mario. 2004. “Life Projects: Indigenous Peoples’ Agency and Development”, Dans Mario Blaser, Harvey Feit et Glenn McRae (eds.), In the Way of Development: Indigenous Peoples, Life Projects and Globalization : 26-44. London et New York, Zed Books.

Bousquet, Marie-Pierre. 2002. « Quand nous vivions dans le bois ». Le changement spatial et sa dimension générationnelle : L’exemple des Algonquins du Canada. Thèse de doctorat en anthropologie, Université Laval, Université Paris X.

Dussart, Françoise et Sylvie Poirier (dirs.). 2017. Entangled Territorialities : Negotiating Indigenous Lands in Australia and Canada. Toronto, University of Toronto Press.

Éthier, Benoit. 2017. Orocowewin notcimik itatcihowin : Ontologie politique et contemporanéité des responsabilités et des droits territoriaux chez les Atikamekw Nehirowisiwok (Haute-Mauricie, Québec) dans le contexte des négociations territoriales globales. Thèse de doctorat, Département d’anthropologie, Université Laval.

Éthier, Benoit et Sylvie Poirier. 2018. « Territorialité et territoires de chasse familiaux chez les Nehirowisiwok dans le contexte contemporain ». Anthropologica 60 (1) : 106-118.

Feit, Harvey. 2004. « Les territoires de chasse algonquiens avant leur « découverte » ? : Études et histoires sur la tenure, les incendies de forêts et la sociabilité de la chasse ». Recherches amérindiennes au Québec 34 (3) : 5-20.

Gélinas, Claude. 2003. Entre l’assommoir et le godendart. Les Atikamekw et la conquête du Moyen-Nord québécois 1870-1940. Sillery, Éditions du Septentrion.

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Leroux, Jacques et al. 2004. Au pays des peaux de chagrin : Occupation et exploitation territoriale à Kitcisakik (Grand-Lac Victoria) au XXe siècle. Québec, Presses de l’Université Laval.

Morantz, Toby. 2002. White Man’s Gonna Getcha: The Colonial Challenge to the Crees in Quebec (Vol. 30). Toronto, McGill-Queen’s Press-MQUP.

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Vincent, Sylvie. 2016. « “Chevauchements” territoriaux : ou comment l’ignorance du droit coutumier algonquins permet de créer de faux problèmes ». Recherches amérindiennes au Québec 66 (2-3) : 91-103.

Wyatt, Stephen. 2004. Co-existence of Atikamekw and industrial forestry paradigms: Occupation and management of forestlands in the St-Maurice river basin, Québec.Thèse de doctorat, Faculté de foresterie et de géomatique, Université Laval, Québec.

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