En sus propios términos

Dimensions de l’économie politique féministe en anthropologie aujourd’hui

Marie France Labrecque (Université Laval)

L’invitation à écrire un court texte pour « En sus propios términos » coïncide pour moi avec le moment de faire un petit bilan de mon cheminement tout en évoquant comment il s’inscrit dans une lecture critique du contexte théorique et méthodologique de notre discipline. Même si je traiterai dans un premier temps de ma formation qui date des années 1970, il m’importe dans un deuxième temps de montrer comment ce cheminement continue de tenir compte des développements récents dans les sciences sociales. Puisque ce texte est destiné à un large auditoire dans le monde, je précise d’emblée qu’en tant que francophone canadienne, située au Québec, je suis à la fois à la marge de l’empire (les États-Unis) et au confluent de plusieurs influences (française, britannique et latino-américaine) relayées par mes professeurs à l’Université Laval à Québec lors de ma formation initiale (Labrecque 2017).

Aujourd’hui, au sein du monde universitaire, je me définis comme une anthropologue féministe. Ce n’était pas le cas au départ. Par contre, très tôt dans ma démarche anthropologique, j’ai été influencée par une perspective critique plus large. Il s’agit d’un mélange d’idées qui circulaient dans des livres tels que De eso que llaman antropología mexicana d’Arturo Warman et al. (1970), et des postures éthiques d’Eric Wolf (qui a d’ailleurs dirigé ma thèse de doctorat à CUNY) et de Joseph Jorgensen qui dénonçaient l’usage néfaste des connaissances anthropologiques en Asie du sud-est par le mouvement contre-insurrectionnel (Wolf et Jorgensen 1970). J’ai aussi été influencée par Kathleen Gough qui soutenait, avec beaucoup de courage, que l’anthropologie était la fille de l’impérialisme (Gough dans Copans 1975). Aujourd’hui, on ne dirait plus les choses de la même façon, ou même plus du tout, mais, dans le contexte des années 1970, presque personne n’osait attaquer la supposée virginité de l’anthropologie.

Cette perspective critique m’a directement conduite sur le plan personnel et pour quelques années vers un groupe militant de gauche et sur le plan universitaire vers une approche d’économie politique. Comme le signale Roseberry (1988, 2002), l’influence du marxisme a été centrale dans cette approche qui tient compte de l’inscription des sujets anthropologiques dans l’histoire. Il s’agit également de s’appuyer sur l’ethnographie pour élucider les différents champs de pouvoir dans lesquels se déploient les rapports sociaux. Quant à l’économie politique féministe, Eleanor Leacock en a été une pionnière, non seulement par son intérêt pour le marxisme et ses méthodes, mais aussi pour l’histoire coloniale et les contextes régionaux (Leacock 1981). Le livre qu’elle a dirigé avec Mona Etienne, Women and Colonization: Anthropological Perspectives, regroupe plusieurs études de cas qui sont autant d’exemples de l’approche qu’elle préconisait (Etienne et Leacock, 1980).

Les travaux de June Nash se situent plus ou moins dans la même mouvance d’économie politique féministe alors qu’elle s’intéresse à la division internationale du travail et à la situation économique spécifique des femmes dans les pays en développement (Nash et Safa 1980). Tout au long de sa carrière, elle s’efforcera de décrire et analyser les luttes des populations pour préserver leur mode de vie comme elle l’a fait dans son livre sur la Bolivie, We Eat the Mines and the Mines Eat Us (Nash 1979). Elle ne cessera par la suite de scruter les mouvements sociaux dans un contexte de changements structurels (Nash 2001) tout en dénonçant l’assaut par les industries extractivistes au Chiapas (Nash 2007). Nash et Leacock ont été mes professeures à CUNY mais je dois dire qu’à l’époque j’étais davantage frappée par l’accent qu’elles mettaient sur l’importance du travail de terrain que par leur féminisme.

Ce n’est qu’après mes études et mon retour au Québec, alors que dans les universités se créaient les groupes et les programmes d’études féministes, que j’ai enfin compris la pertinence de l’approche de l’économie politique féministe en anthropologie. Après avoir revisité ma formation à la lumière du féminisme français (Gossez 1982, Mathieu 1985), j’ai compris à quel point j’avais banalisé la parole des femmes lors de mes enquêtes sur le terrain et je les avais rendues invisibles dans mes analyses et mes travaux antérieurs. Cette constatation m’a conduite à la prise en compte et à l’étude des inégalités entre les femmes et les hommes et surtout à celle des changements dans ces inégalités, particulièrement en Amérique latine. Les recherches que j’y ai effectuées peuvent être regroupées en trois catégories : 1) celles qui portent sur les politiques d’égalité de genre émises sur le plan international et leurs effets sur les programmes et les projets nationaux conçus pour les femmes (Labrecque 1997); 2) celles portant l’intégration des femmes du milieu rural au marché du travail dans le contexte de l’installation des maquiladoras (usines de sous-traitance) dans les régions rurales (Labrecque 2005) et celles portant sur certaines des conséquences extrêmes de cette intégration, soit les violences féminicides (Labrecque 2012); et enfin 3) les recherches qui s’attachent à la migration internationale comme celle exercée dans le cadre de programmes de travailleuses/travailleurs saisonniers (Labrecque 2018).

Rétrospectivement, on peut dire que ces recherches ont porté sur des phénomènes de circulation (Lautier 2006) et de mobilité (Urry 2007, Oehmichen 2018) rejoignant ainsi tout un éventail de recherches féministes ou non : 1) la circulation des idées à travers l’examen des politiques internationales 2) la circulation des marchandises produites dans les maquiladoras ou encore le traitement des femmes comme marchandises; et enfin 3) la circulation des personnes à travers l’examen de la migration volontaire ou forcée.

La démarche que j’ai empruntée dans chacun de ces types de recherche a toujours tenu compte des inégalités de classe, de « race » et de genre de même que des perspectives récentes pour les aborder. Pour la classe, le marxisme fournit encore des éléments fondamentaux mais il importe de le nuancer avec le concept de patriarcat tel que le fait, notamment, Silvia Federici (2018). Quant à la race, elle est nettement une construction culturelle mais ses effets, tels que le racisme, sont concrets. Comme l’expriment Grosfoguel et al. (2015 : 637), la race constitue une « ligne de division qui traverse de multiples rapports de pouvoir… ». En ce qui concerne le genre, ma démarche d’économie politique féministe rejoint le féminisme intersectionnel. Comme on le sait, ce type de féminisme tire ses racines de la condition même des femmes afroaméricaines (Crenshaw 2005). Il n’est pas question d’en nier les spécificités mais seulement de reconnaître que des analyses similaires ont existé bien avant que l’on se réclame de ce courant (Walby et al, 2012 : 225).

Comme on peut le constater les influences dont je me réclame sont diverses; pour certaines d’entre elles, j’ai constaté a posteriori que mes approches les rejoignaient. Mais quoi qu’il en soit, il me semble important de signaler que les investissements scientifiques dans un sujet ou un autre sont faits à partir d’identités multiples et pas seulement à partir du fait que nous sommes anthropologues. Et c’est la raison pour laquelle, quelle que soit l’étape à laquelle on en est rendu dans la pratique, les postures ne cessent de se transformer.

Ouvrages cités

Copans, Jean (dir.). 1975. Anthropologie et impérialisme. Paris, Maspero.

Crenshaw, Kimberlé Williams. 2005. « Cartographies des marges: intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur ». Cahiers du genre 39 (2) : 51-82.

Etienne, Mona et Eleanor Leacock (dir.). 1980. Women and Colonization: Anthropological Perspectives. South Hadley, Bergin.

Federici, Silvia. 2018. El patriarcado del salario. Críticas feministas al marxismo. Madrid, Traficantes de Sueños.

Gossez, Catherine. 1982. « Les femmes des ethnologues ». Nouvelles questions féministes 3 : 3-35.

Gough, Kathleen. 1975. « Des propositions nouvelles pour les anthropologues ». Dans Jean Copans (dir.), Anthropologie et impérialisme. Paris, Maspero : 17-59 (Publié dans Monthly Review, 19 (11): 12-27, en 1968).

Grosfoguel, Ramon, Laura Oso et Anastasia Christou. 2015. « ‘Racism’, intersectionality and migration studies: framing some theoretical reflections ». Identities 22 (6): 635-652.

Labrecque, Marie France, 2018, La migración temporal de los mayas de Yucatán a Canadá: la dialéctica de la movilidad. México: IIA-UNAM.

Labrecque, Marie France, 2017, “La Antropología de cara al siglo XXI. Comentarios desde los márgenes del Imperio”, Antropología Americana, 2 (4): 29-44.

Labrecque, Marie France, 2012, Féminicides et impunité. Le cas de Ciudad Juárez. Montréal : Éditions Écosociété.

Labrecque, Marie France, 2005, Cultural Appreciation and Economic Depreciation of the Maya of Northern Yucatan, Mexico, Latin American Perspectives, Issue 143, 32 (4): 1-19.

Labrecque, Marie France, 1997, Sortir du labyrinthe: femmes, développement et vie quotidienne en Colombie andine. Ottawa: Presses de l’Université d’Ottawa.

Lautier, Bruno, 2006, Mondialisation, travail et genre : une dialectique qui s’épuise, Cahiers du genre, 40 (1) : 39-64.

Leacock, Eleanor, 1981, Myths of Male Dominance. New York: Monthly Review.

Mathieu, Nicole-Claude (dir.), 1985, L’arraisonnement des femmes. Essais en anthropologie des sexes. Paris : Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences sociales, coll. Cahiers de l’Homme, no. 24.

Nash, June, 2007, Consuming Interests: Water, Rum, and Coca-Cola: from Ritual Propitiation to Corporate Expropriation in Highland Chiapas, Cultural Anthropology, 22 (4): 621-639.

Nash, June, 2001, Mayan Vision. The Quest for Autonomy in an Age of Globalization. New York et London: Routledge

Nash, June et Helen I. Safa (dir.), 1980, Sex and Class in Latin America: Women’s Perspectives on Politics, Economics and the Family in the Third World. South Hadley, Mass.: Bergin.

Nash, June, 1979, We Eat the Mines and the Mines Eat Us. New York: Columbia University Press.

Oehmichen, Cristina, (dir.), 2018, Movilidad e inmovilidad en un mundo desigual: turistas, migrantes y trabajadores en la relación global-local. México: IIA-UNAM.

Roseberry, William, 2002, Political Economy in the United States, dans Winnie Lem et Belinda Leach (dir.), Culture, Economy, Power: Anthropology as Critique, Anthropology as Praxis. Albany, NY: State University of New York Press, pp. 59-72.

Roseberry, William. 1988. « Political Economy ». Annual Review of Anthropology 17 : 161-185.

Urry, John, 2007. Mobilities. Cambridge, Polity Press

Walby, Sylvia, Jo Armstrong et Sofia Strid. 2012. « Intersectionality : Multiple Inequalities in Social Theory ». Sociology 46 (2) : 224-240.

Warman, Arturo (dir.). 1970. De eso que llaman antropología mexicana. México, Editorial Nuestro Tiempo.

Wolf, Eric R. et Joseph G. Jorgensen. 1970. « Anthropologists on the Warpath ». New York Review of Books 15 (9) : 26-36.

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