En sus propios términos

Retour sur le Manifeste de Lausanne et sa suite le dictionnaire en ligne ANTHROPEN

Francine Saillant (Université Laval) & Mondher Kilani (Université de Lausanne)

En 2011, suite à une série de rencontres d’anthropologues de pays francophones européens et du Québec, la communauté scientifique fut enrichie du Manifeste de Lausanne (Pour une anthropologie non hégémonique)1 qui se vit publié. Devant le constat de diverses forces associées à la globalisation faisant pression sur les cultures et les sociétés, de celui d’une anthropologie affaiblie par des moyens de plus en plus minces consentis à cette science et de manière plus générale aux sciences sociales, et enfin de l’apparition de réalités telles que le post colonialisme et la voix des anthropologies du monde, il semblait opportun de défendre la discipline, d’en réaffirmer l’importance et de s’allier aux anthropologies du monde, donc aux lieux non hégémoniques de production du savoir. Et cela depuis une langue qui ne serait pas l’anglais. Publié en français et en anglais dans une maison d’édition montréalaise, puis traduit en italien et en chinois, le livre connut un succès d’estime sans être pour autant un best-seller ou une bombe comme cela arrive parfois dans le monde de l’édition. Le Manifeste s’est prolongé dans un dictionnaire en libre accès, Anthropen, que l’on retrouve sous anthropen.org et qui est toujours en cours de parution. Au-delà du dictionnaire et à sa suite, que reste-t-il de ce manifeste ?

Certes, le Manifeste, et nous le savions un peu à l’avance, n’était qu’une manière parmi d’autres de rendre présente la discipline à certains débats activant sa transformation profonde : ses auteurs ont considéré la globalisation comme non nécessairement néfaste à l’anthropologie puisque si les sociétés se transforment, la discipline déploie pour sa part de multiples moyens pour en faire l’étude et actualiser ses théories et méthodes. Plus sournoises sont les influences d’une économie néolibérale qui fait suffoquer les sciences sociales et amènent certains départements à penser fermer leurs portes, influences qui viennent avec leur lot de non-renouvellement de postes, de précarisation et de faiblesse des octrois. Nous devons reconnaitre que cette ambiance catastrophique a certes joué sur les consciences des auteurs du Manifeste qui ont vu se confirmer ces tendances depuis sa parution. Malgré l’extraordinaire bouillonnement social qui favorise un renouvellement disciplinaire indéniable et des réseaux internationaux qui profitent de la globalisation et de l’internet, oui, les universités se font toujours plus menaçantes devant la plus indisciplinée des disciplines… L’héritage du Manifeste, celui qui est le plus original et le plus durable, réside probablement dans le travail qui voit naître, mot par mot, un dictionnaire d’anthropologie accessible au plus grand nombre. Pourquoi faire de Anthropen un héritier du Manifeste ? Certes, un manifeste n’est pas un dictionnaire, mais à l’origine, les auteurs du Manifeste de Lausanne s’étaient associés une quinzaine d’auteurs qui ont participé à l’élaboration d’un court lexique du non-hégémonisme. De ce court lexique et des débats internes autour de l’importance de rédiger une terminologie en français, et qui plus est depuis des sites non connus pour leur hégémonisme, le Québec et la Suisse, la conclusion s’est imposée sur la pertinence d’allier la parole et le geste, d’assumer notre non hégémonisme et de poser un geste non habituel : pourquoi un dictionnaire d’anthropologie ne serait-il pas possible aujourd’hui dans une langue autre que l’anglais et depuis des pays d’où ce type d’initiatives est inhabituel ? Si la globalisation rendait plus fortes certaines formes de collaborations internationales, un dictionnaire ne pourrait-il pas en profiter ? Si les universités carburent au libre accès, notre initiative ne pourrait-elle pas, tout en se situant sur la frange critique de ce mouvement, en profiter ? Si le non-hégémonisme avait un sens au-delà de notre manifeste, pouvions-nous le pratiquer par l’élaboration d’une terminologie contemporaine, ouverte aux anthropologies du monde et en autant que possible décolonisée? Nous le pensions. Un dictionnaire est un outil qui propose les balises et les normes du savoir. Dans le cas d’une anthropologie ancrée dans le contemporain, définie par des auteurs agissant depuis une langue ‘à côté’ des centres du pouvoir (l’anglais vs le français), alliée des anthropologies du monde, soit de ces anthropologies qui émergent des pays que foulèrent les anthropologues qui firent de leurs habitants leurs objets, nous pensions avancer dans la bonne direction. Ce choix, les deux premiers auteurs du Manifeste l’assument en poursuivant depuis 2013, année de naissance de l’initiative, un travail qui a tout sauf celui d’être évident puisque si le libre accès est promu dans les politiques universitaires et les fonds de recherche, il ne trouve pas nécessairement le financement qui devrait lui être octroyé; si les anthropologies du monde se font intellectuellement séduisantes et sont une force incontournable de l’actualisation disciplinaire, ces anthropologies ne sont pas obligatoirement alignées sur l’anglais; enfin, une initiative comme celle-là est parfois boudée par certains auteurs qui ont tendance à lui préférer des formats plus classiques, par exemple le papier ou les revues connues. Nous demeurons toutefois convaincus, malgré ces obstacles, de la signification sociale et politique de notre geste, celui d’élaborer un dictionnaire, comme une suite normale d’un manifeste scientifique : si le manifeste scientifique prend un caractère d’alerte et de mouvement d’idées, le dictionnaire, vient, pour sa part, inscrire cette alerte et ce mouvement dans un outil concret qui prend nécessairement le temps de sa gestation. De le faire en français n’est pas de tourner le dos à l’anglais, mais de dire que la science peut s’élaborer depuis divers lieux de production, d’élaboration et d’énonciation. Faudrait-il réécrire ce manifeste ? Rien n’empêche de reconsidérer aujourd’hui certaines idées, ce que les auteurs feront peut-être. Faudrait-il reléguer le manifeste aux oubliettes ? Nous pensons bien sûr que non car ce manifeste a été le programme qui a défini le dictionnaire. Il en est l’éclairage d’arrière-plan.

Endnotes

1 Francine Saillant , Mondher Kilani et Florence Greazer-Bideau. 2011. Le manifeste de Lausanne. Pour une anthropologie non hégémonique. Montréal, Liber. Voir aussi pour l’histoire du Manifeste : Francine Saillant. 2015. « World Anthropologies and Anthropology in the Francophone World : The Lausanne Manifesto and Related Initiatives ». American Anthropologist 117 (1) : 1-5.

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